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Il faut plusieurs chemins

pour que chacun atteigne le sommet de la montagne.


Les trois savoirs un arsenal obsolète ?

Lecture et déchiffrement
à l'ère des medias

Par Seymour Papert

Le vieil adage qui associe école et acquisition des trois savoirs de base (Lire, Écrire et Compter) est sans doute l'expression du dogme le mieux établi qui soit à réformer dans le monde de l'Education.

Le rôle central de ces trois savoirs, considéré comme évident, n'est jamais remis en cause . De ce fait, les incidences les plus significatives de l'arrivée des technologies nouvelles ne sont pas prises en compte par les concepteurs de la politique éducative.

Le rôle des trois savoirs dans l'enseignement élémentaire ne pouvait jusqu'alors faire l'objet d'aucune controverse . Comment, en effet, aurait-on pu enseigner la géographie, l'histoire et les sciences à des étudiants ne sachant pas lire ? Avec le recul, on ne peut sérieusement contester ces arguments... si on les replace dans leur contexte historique.

Mais si l'on se tourne vers le futur, il est possible de formuler de nouveaux concepts inimaginables pour les penseurs du 19° siècle . ils auraient en effet, eu bien du mal à concevoir des modes de communication offrant des moyens d'accès et de manipulation de l'information radicalement différents de ceux offerts par nos trois savoirs de base. Ils n'auraient pas non plus été en mesure de formuler ce que je considère comme la fracture majeure entre l'éducation du passé et celle du futur : jusqu'alors, l'éducation imposait à l'esprit de s'adapter à un éventail restreint de médias disponibles; elle devra, dans le futur, adapter ses modes de communication aux besoins et aux goûts de l'esprit de chacun .

Dans mon prochain livre, "une machine pour les enfants : Repenser l'éducation à l'ère des ordinateurs ." j'illustre mon propos avec l'exemple d'une enfant de quatre ans qui, ayant entendu mentionner le fait que j'avais grandi en Afrique, me demanda un jour si je savais comment dorment les girafes . Je l'ignorais .
La conversation qui s'ensuivit m'incita à pousser plus avant mes investigations dans ce domaine dès mon retour à la maison . Les livres de référence s'amoncelèrent bientôt sur ma moquette, alors que je me lançais, sautant d'un ouvrage à l'autre, dans une excitante exploration de l'univers des girafes . Le plaisir que je tirai de cette recherche me fit sentir combien il était injuste de pouvoir tant m'amuser grâce à la question de cette enfant . Pourquoi, en effet, n'aurait-elle pas pu en faire autant ?

Il y a peu, la réponse aurait été évidente : Elle ne sait pas lire .

C'est aujourd'hui différent : techniquement, rien ne s'oppose à la conception d'un "distributeur de savoir" qui permettrait à une petite fille de quatre ans de naviguer à l'intérieur d'un monde virtuel offrant toutes les informations lui permettant de voir par elle-même comment vivent les girafes .
Cela prendra du temps pour que les masses d'informations disponibles puissent être injectées dans ce genre de machine, mais cela arrivera .
Ce jour là, le" Distributeur de savoir" (métaphore pour une bien plus large variété de médias) permettra d'accéder plus facilement que n'importe quelle encyclopédie imprimée à des secteurs d'informations d'une richesse et d'une exhaustivité inégalées .

Admettre l'idée que ces "Distributeurs de savoir" puissent un jour exister ne sous-entend pas que le besoin de lire doive, à terme, disparaître . Mais la lecture étant appelée à ne plus être le seul chemin d'accès initial à la connaissance et à l'apprentissage, elle devra donc, de ce fait, cesse d'être le sujet dominant parmi les objectifs de l' École .

Ôter à la lecture son statut de matière privilégiée au sein du cursus scolaire n'est qu'une des nombreuses conséquences des "Distributeurs de Savoir" . Un enfant ayant été élevé dans la liberté d'explorer les connaissances qu'offrent ces machines ne pourra pas rester assis devant le menu standard du programme servi par la plupart des écoles actuelles .

D'ores et déjà, les enfants sont de plus en plus impatients du fait du contraste existant entre la lenteur de l'école et le rythme plus excitant qu'ils vivent au travers des jeux vidéos et de la télévision . Mais cette impatience ne donne qu'une pâle idée de ce qui se passera lorsqu'ils pourront entrer librement dans la réalité des mondes virtuels de la vie en Afrique ou des guerres de la Grèce antique .

De la conception d'un "Distributeur de Savoir" naîtra certainement une remise en cause radicale de l'école voire sa disparition pure et simple . Il est probable (bien que l'on puisse s'en étonner) que les responsables de l'éducation ne seront pas en mesure d'imaginer l'utilisation des technologies nouvelles avec un objectif plus ambitieux que celui de faire ce qu'ils ont toujours fait jusque là, à savoir, enseigner le même programme . J'avais déjà émis l'idée que les nouveaux médias modifiaient radicalement le concept de programme en réduisant l'importance de ses éléments fondamentaux . J'irais même plus loin : la possibilité d'explorer librement des mondes de savoirs remet en question l'idée même de programme scolaire .

Lorsque les savoirs devaient être distribués aux élèves, il était indispensable de les subdiviser en unités pré-élaborées pouvant être introduites de manière systématique . D'où la répartition du savoir en thème, des élèves en classe, et des résultats en notes de contrôles . Mais le succès avec lequel les enfants apprennent à parler (ou à manipuler leurs parents...) dans leurs années préscolaires prouve leur parfaite capacité à apprendre dès lors qu'ils sont mis en contact direct avec les savoirs .

L'existence de médias donnant aux enfants un accès direct aux savoirs m'amène à remettre sérieusement en cause ce qui est actuellement considéré comme évident dans l'organisation de la structure scolaire . Mais les problèmes d'organisation ne constituent que la surface du processus de remise en cause . Une recherche plus approfondie s'attaquera à la nature même des savoirs ainsi qu'à leur relation à l'apprenant .

Afin d'illustrer cette idée, reprenons l'histoire de cette enfant qui voulait savoir comment dorment les girafes .

Il se peut que j'aie abordé la question à la manière d'un adulte, en ayant recours aux livres . Mais le plus important, j'ai continué en explorant le sujet de la façon dont les enfants découvrent leur environnement immédiat . Lorsque j'ai ouvert l'encyclopédie à la page des girafes, je n'ai rien découvert sur leur façon de dormir, mais j'ai beaucoup appris à leur sujet, ce qui m'a entraîné vers d'autres recherches . Je suis passé d'un article à l'autre,puis d'un livre à l'autre, associant une idée à la suivante . Je jouais. Mais tout au long de mon jeu ,je construisais un réseau de connaissances dont la description n'était pas toujours possible, bien qu'il fût constitué à partir d'informations imprimées . Lorsque je me suis couché, je n'avais toujours pas trouvé de réponses à la question de la petite fille . Mais j'en savais, dès lors assez sur les girafes pour être en mesure de réfléchir au problème de manière documentée,et pour imaginer qu'elles devaient vraisemblablement dormir debout .

Mon activité avait suivi un cheminement très proche de celui d'un enfant qui joue .

Le savoir que j'en avais retiré ne consistait pas en une somme d'informations lues dans les livres, mais bien en un réseau de connexions intuitives mis en place lors des pérégrinations de mon esprit, de çà, de là, de manière non linéaire .

Les bébés commencent à construire leur savoir en explorant tout ce qu'ils peuvent toucher . Lorsqu'ils sont en mesure de se déplacer, leur champ d'exploration s'élargit, mais le mode d'apprentissage reste le même . Ma jeune amie s'était adressée à moi à ce moment de transition où les questions qui se faisaient jour dans son environnement immédiat ne pouvait plus trouver de réponse par les moyens immédiats qui étaient les siens jusqu'alors . L'acquisition de savoir prenait, pour elle, une forme plus médiatisée, plus dépendante des canaux étroits de la communication verbale . Le seul moyen lui permettant de mettre en relations ses questionnements personnels avec la réalité du monde extérieur passait par une méthode à la fiabilité hautement aléatoire et habituellement bien peu interactive consistant à poser la question à un adulte . Cette transition n'est pas clairement défini dans le temps : les enfants posent déjà des questions alors même qu'ils savent à peine parler, et personne n'abandonne complètement l'exploration active comme moyen d'acquisition de savoir . Mais dès que les enfants ont atteint l'âge scolaire, l'acquisition médiatisée du savoir est devenue pour eux la forme prédominante .

Possédant déjà les trois savoirs de base, j'ai pu, grâce à l'écrit, étendre mon "environnement immédiat" , monde élargi que j'ai été en mesure d'explorer librement et de manière interactive .

Mais, du fait d'un système scolaire archaïque, de nombreux enfants perdent le goût de l'exploration immédiate bien avant d'avoir acquis la maîtrise des compétences de la lecture nécessaire à cette extension de leur "environnement immédiat" .

C'est là, la réelle tragédie de l'échec scolaire :
Qu'ils passent ou non en classe le nombre requis d'années d'études, de nombreux élèves (voire la plupart ) sortent du système sans l'étincelle intellectuelle avec laquelle ils étaient venus au monde .

J'y vois la description d'un schéma de développement intellectuel qu'en simplifiant à outrance on pourrait résumer en trois phrases distinctes . la première phase est celle de l'apprentissage universelle réussi . Tous les enfants font preuve d'une passion pour l'exploration interactive de leur environnement immédiat . L'éventail des activités possible est suffisamment large pour que chaque individu puisse découvrir ce qui lui est propre . La troisième phase se rencontre chez les adultes intellectuellement mûrs . On y trouve également une grande variété de styles . Mais tout le monde n'atteint pas ce stade .La seconde phase est le passage étroit et dangereux au cours duquel de nombreux facteurs s'associent pour annihiler les effets de la phase initiale . On accuse souvent l'école d'imposer aux enfants une uniformité qui étouffe ceux qui ont développé des formes de pensée radicalement différentes, tout comme il était d'usage de brimer les gauchers en les obligeant à écrire" proprement". Cette accusation est sans aucun doute grandement fondée . Par ces pratiques, l'école reproduit (et amplifie) la pauvreté des médias qui a régné sur la société dans le passé . Tant que l'écrit est resté le seul disponible, les enseignants n'avaient pas réellement d'autre choix .

Imposer aux enfants de manière précoce et massive ce que j'appelle le "déchiffrement" porte en soi le risque, non seulement de l'uniformisation des styles individuels, mais également d'imposer une cassure avec les modes d'apprentissage communs aux phases un et trois .

La promesse des nouveaux médias, c'est la possibilité d'offrir une transition plus harmonieuse vers ce qui mérite réellement le nom de" lecture". "Lecture" ne devrait en aucun cas signifier "capacité à décoder des suites de signes alphabétiques".

Prenons l'exemple d'un enfant qui utilise un "distributeur de savoir" pour acquérir une large connaissance de la poésie (orale), de l'histoire (éventuellement à l'aide de simulations), de l'art et de la science (grâce à des laboratoires informatiques), et qui, par la suite, réinvestit toute cette connaissance dans l'élaboration d'une campagne extrêmement documentée et persuasive ayant pour but la préservation de l'environnement . Tout ceci pourrait être réalisé sans que l'enfant sache lire . Devrait on pour autant le considéré comme illettré ?

L'utilisation du même terme pour décrire à la fois la capacité de lecture mécanique aussi bien qu'une riche découverte culturelle montre bien l'indigence actuelle des médias dont nous disposons . Nous entrons dans une ère où la diversité des médias permettra aux individus de choisir leur propre chemin vers le savoir lire, et où la confusion des significations disparaîtra. Il faut s'attendre encore, pendant une ou deux générations, à ce que le fait de savoir lire contienne encore une part de déchiffrement, l'expression par écrit est ancrée si fort dans le passé de notre culture. Mais même si une personne dite réellement "lettrée" devra toujours être capable de lire des livres, aussi bien que de comprendre les tendances majeures de l'histoire de l'art ou de la philosophie, quel que soient les médias alors à sa disposition, cela n'aura pas pour déchiffrement la pierre angulaire de notre éducation élémentaire.

Mon "Distributeur de savoir" est une métaphore pour des choses assez proches dans le futur pour qu'on leur accorde une attention sérieuse dès maintenant. Bien que les outils logiciels dont nous disposons à l'heure actuelle ne donnent qu'une petite idée de ce qui est à venir. Il faut les voir sous le même angle que le premier vol de la machine volante des frère Wright : Son importance pour le futur ne se mesure pas en termes de performance en altitude, mais dans sa capacité à alimenter les imaginations bien informées. Il y a bien peu d'environnements scolaires où l'idée d'enfants "lettrés" bien que ne sachant pas lire est plausible. Les pontes de l'Establishment Éducatif n'ont pas su ouvrir de perspectives en ce domaine.

Peut-être que les lecteurs de Wired, sachant voir plus loin dans le futur, ont un rôle capital à jouer dans le développement d'un tel débat.

co-fondateur du laboratoire d'Intelligence Artificielle du Massachussetts INstitute of Technology est directeur du groupe d' Épistémologie et d'apprentissage au laboratoire Media du M.I.T.

Le professeur S. Papert est l'auteur de nombreux livres et articles sur les enfants, l'apprentissage et les ordinateurs .

traduction libre (merci Marc ! ) d'après la revue Wired mai / juin 1993

 Quelques repères

Jaillissement de l'esprit.
Titre français du plus célèbre mais pas du premier livre ayant pour sujet le langage Logo.
http://www.planet.ch/~ordi-ecole/logo/JailEspr.htm
- size 4K - 7 Mar 96

LogoWriter 2.0 pour PC. Dialecte de Logo créé par l'équipe de Seymour Papert à LCSI en 1986.
http://www.planet.ch/~ordi-ecole/logowrit/LW_intro.htm
- size 3K - 25 Mar 96

Ordi-Ecole: le professeur Seymour Papert au M.I.T.
Seymour Papert. Mathématicien, informaticien et pédagogue américain, actuellement professeur au M.I.T., à Cambridge...
http://www.planet.ch/~ordi-ecole/logo/PAPERT.htm
- size 3K - 3 Juin 96

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